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Belle analyse de notre société

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Message  Admin 24/5/2007, 13:59

Interview exclusive de Jean-Christophe Decaux : « notre modèle de société court à sa perte »


http://blog.demonteursdepub.be

Les démonteurs de pub ont reçu il y a une bonne quinzaine de jours une invitation pour le moins surprenante : venant de Jean-Christophe Decaux, le PDG de la société JCDecaux en personne, elle nous conviait à Neuilly-sur-Seine pour une rencontre discrète avec l’héritier de la famille Decaux et principal actionnaire du leader mondial de l’affichage publicitaire en rue. Après quelques hésitations, nous avons décidé de nous rendre au rendez-vous et le moins qu’on puisse dire est que nous ne fûmes pas déçus.

Tout d’abord, dans le luxueux hall d’entrée du siège de la multinationale, nous avons retrouvé de nombreux confrères du mouvement antipub international, tous aussi interloqués que nous devant cette curieuse invitation. Au début, quand M. Decaux junior commença à nous expliquer son « désir de dialoguer » avec nous, nous sommes restés méfiants, mais force nous est de constater que c’est rien moins que son ralliement au mouvement antipub que ce drôle de personnage à tête de winner nous a annoncé.

Nous avons pu revenir sur cette décision avec l’intéressé au cours d’un entretien dont nous vous livrons le (long) texte intégral en exclusivité mondiale, selon le souhait même de M. Decaux. Le texte de cet entretien a fait l’objet d’une relecture et de modifications de la part de M. J-C Decaux.

Jean-Christophe Decaux, expliquez-nous ce qui vous a amené à convoquer cette étrange réunion entre vous, l’un des principaux acteurs de la publicité mondiale, et nous, une série de groupes qui contestent jusque dans son principe même votre activité. N’est-ce pas incongru ?

C’est bien simple : je pense que nous nous sommes fourvoyés, je veux dire « nous », les publicitaires. Nous nous trompons de chemin et moi en premier. Comprenez-moi, jusqu’il y a peu j’étais tout simplement convaincu que notre modèle de société, que notre système économique étaient bons, que c’étaient eux qui mèneraient l’humanité vers le progrès, que les richesses fabuleuses que notre système a pu produire permettraient d’éradiquer la pauvreté, de rendre l’humanité heureuse. Je me rends compte aujourd’hui que je me suis doublement trompé. D’une part notre système ne fabrique plus de réelles richesse nettes : les bénéfices que le capitalisme amène à certains, on les paie très cher par ailleurs, notamment par l’exploitation éhontée de véritables esclaves dans les pays du Sud mais aussi par une destruction de l’environnement qui met aujourd’hui en péril la survie même de l’espèce humaine à moyen terme. Le deuxième problème, c’est que les richesses produites par le capitalisme mondial ne profitent qu’à une minuscule élite. Bref, le système économique actuel est la cause d’une détresse humaine immense bien plus qu’il ne soulage celle-ci. En fait, tous nos outils conceptuels sont à revoir, dans ce cadre. Même le Produit Intérieur Brut (PIB) — qui constitue pourtant sans doute l’indicateur statistique le plus central de la science économique actuelle — a grosso modo perdu tout sens. La croissance du PIB a en effet cessé depuis longtemps de représenter une croissance du bien-être, de sorte qu’il n’est plus qu’une mesure de l’activité humaine, bénéfique ou nuisible. C’est véritablement problématique puisque toute notre réflexion est bâtie sur l’idée que l’augmentation de l’activité industrieuse entraîne aussi une augmentation du bonheur des gens. Ce n’est tout simplement plus vrai.

Certes, mais avant d’aller plus loin, avant d’entrer dans le détail de cette argumentation et de vous dire tout l’étonnement que provoque chez nous le fait de vous entendre tenir ce langage, pouvez-vous nous expliquer, M. Decaux, pour quelle raison vous avez choisi de faire ces déclarations dans nos altermédias militants plutôt que dans un journal à fort tirage ou sur une télévision ayant des millions de téléspectateurs ?

Oui, j’aurais sans doute pu parler au journal Le Monde. Ils ont paraît-il un journaliste qui a compris le problème théorique et écologique qui se pose à nous, Hervé Kempf il s’appelle. J’aurais sans doute pu aussi parler sur TF1, bien sûr. Mais cela aurait posé un problème de cohérence. Car, pour avoir travaillé depuis des années dans la pub, même si mon job n’était pas exactement dans ce secteur, les médias, je les connais, je sais comment ils fonctionnent. La plupart d’entre eux sont désormais entièrement focalisés sur la maximisation de leurs recettes publicitaires. La rigueur dans le traitement de l’info, le droit du public à savoir ce qui se passe, l’indépendance éditoriale, la déontologie journalistique, ce sont sans doute des choses qui préoccupent un certain nombre de journalistes, mais les directeurs commerciaux, croyez-moi, il n’en ont strictement rien à faire de ce genre de choses. Et à votre avis, qui est-ce qui décide dans un journal ? Qui est est-ce qui prend les décisions importantes ? Le journaliste ou le directeur du marketing ? Tout ça pose un problème de taille. Je crois que la mise sous tutelle des médias par le système de la publicité compromet la possibilité même d’un débat démocratique. Et le truc embêtant, c’est que la seule solution de résoudre les problèmes écologiques qui se posent, en tout les cas de les résoudre au bénéfice du plus grand nombre et non d’une petite élite, c’est d’avoir un grand débat démocratique sur la manière de faire, décider en commun de la manière de réduire notre impact écologique, et le faire de façon à ce que le minimum soit garanti pour tout le monde, autrement dit couper dans les privilèges de l’élite. Mais c’est la dernière chose, évidemment, que la petite oligarchie qui est au pouvoir veut voir arriver.

Bref, le choix de ne me pas m’exprimer dans un grand média est pour moi une question de cohérence.

Fort bien. Reste que votre changement de position est pour le moins radical. Que vous est-il arrivé ? Vous êtes tombé sur la tête ?

Non, pas du tout. C’est vrai que mon parcours ne plaide pas en ma faveur et j’ai bien conscience d’avoir une sacrée tête à claques, mais vous ne vous rendez pas compte, me semble-t-il, des mécanismes à l’oeuvre dans le milieu d’où je viens. Si le système économique en place a une telle force d’inertie, s’il résiste tellement bien alors que tout montre qu’il est en train de sombrer — ou en tout cas de faire sombrer la planète dont il est le parasite, ce qui revient au même —, c’est en bonne partie en raison de l’absence de tout questionnement au sein des gens qui ont le pouvoir, lesquels vivent dans une bulle : une bulle sociale — il ne se rendent pas compte de ce que vivent les gens normaux, des difficultés que rencontrent la plupart des citoyens —, une bulle écologique bien sûr — comment peut-on comprendre, sinon, qu’ils se déplacent en jet privé ? — et puis aussi une bulle intellectuelle — ils ne rencontrent que des gens qui sont d’accord avec eux, ne lisent que des journaux qui prônent les vertus du système, sont inconscients même du fait qu’il puisse exister d’autres paradigmes économiques que celui qui a cours. Quand à moi, eh bien, je dois avouer que je me suis laissé faire, je me suis laissé mettre les oeillères, je n’ai pas protesté. Pourtant, je n’étais pas si mal parti, vous savez ; dans ma jeunesse, j’ai lu Bakounine et Thoreau et j’y ai été sensible. Puis il y a eu la pression familiale au moment de choisir mes études — et pour vous rendre compte de ce qu’a pu être cette pression familiale, constatez que je porte moi-même un nom de marque : mon prénom a été choisi pour que mes initiales correspondent au nom de la boîte fondée par mon père. Malgré tout cela, j’ai continué encore quelques temps à penser par moi-même, j’ai même lu Thorstein Veblen, cet économiste qu’on redécouvre aujourd’hui. Mais j’ai assez vite cédé, le rythme infernal des études à HEC, le discours à sens unique auquel on y est soumis et auquel il est impossible de résister dans ces conditions, puis les avantages matériels qui sont arrivés très vite, la première Ferrari. Je me suis assez vite rendu aux vertus du système, j’ai mis au placard ce que j’ai considéré comme de vaines utopies de jeunesse. Bref, je me suis laissé aller et puis j’ai bossé dans la société et je me suis concentré sur nos objectifs à court terme, sur la conquête de tel marché, sur le développement de tel nouveau concept marketing.

D’accord, ça on comprend fort bien. Vous ne serez pas le premier à avoir suivi ce chemin. Mais au-delà de vos justifications sur votre passé trouble, on aimerait comprendre les raisons de votre revirement.

Oui, vous avez raison. Depuis quelques mois, à la faveur d’une dépression nerveuse qui m’a amené à me retirer momentanément du business, j’ai pris du temps pour moi, j’ai passé du temps avec mes enfants, j’ai été marcher en forêt et j’ai recommencé à lire. Ce fut un choc, véritablement. Sans doute ma sensibilité de jeunesse m’a-t-elle aidé à percevoir que je m’étais non seulement complètement trompé, mais que j’étais en train de devenir un véritable criminel. Je suis persuadé que l’histoire jugera très durement ceux qui ont été les complices du génocide qui se prépare. Car c’est de cela qu’il s’agit. Aujourd’hui, nous sommes dans un train fou, lancé à pleine vitesse vers un mur. Ce train est bondé, archi-rempli, à l’image des transports en commun dans les pays du Sud, vous voyez de quoi je parle, n’est-ce pas. Après avoir dû un peu fouiller, chercher, réfléchir pour le décrypter, nous disposons aujourd’hui du plan de marche de ce train. Nous savons que l’échéance arrive très vite. Nous savons aussi qu’il est possible de le freiner, ou du moins de le ralentir assez pour qu’il n’y ait pas trop de dégâts. Et nous savons comment utiliser le frein. Simplement, ça implique de balancer par dessus-bord les fauteuils de première classe pour alléger le convoi et quelques autres mesures du genre qui déplaisent aux occupants de la première. Et nous décidons de ne rien faire ; en pleine connaissance de cause, nous décidons de ne rien faire, ce qui impliquera la mort très probable de bon nombre de passagers du train. Mais les gens de la première classe s’en foutent, ils ont un hélicoptère sur le toit du train, prêt à les emmener avant l’impact ; ou du moins le pensent-ils, peut-être de façon un peu présomptueuse. Eh bien, la terre est dans la même situation. Et les morts se compteront par centaines de millions quand le niveau de l’océan augmentera, que le Bangladesh sera submergé, que l’eau potable deviendra trop rare, que les terres fertiles des zones semi-désertiques deviendront inutilisables. Je n’ai pas envie d’être responsable de cela. Oui, je le répète, je n’ai pas envie d’être jugé pour génocide dans quelques dizaines d’années. Car je ne doute pas un instant que les victimes du crime que nous sommes en train de commettre demanderont des comptes à la justice, que la pression populaire imposera la tenue de procès dans lesquels on demandera aux responsables politiques et aux dirigeants des grandes entreprises de rendre des comptes sur leur complicité dans le processus en cours, sur leur immobilisme total pour remédier au problème alors que — on le montrera sans peine — ils disposaient de tous les éléments nécessaires pour juger de la situation. Moi ce jour-là je pourrai dire « Oui, j’ai été complice, mais je me suis rebellé, et je n’ai pas laissé faire ». Je préfère que mon nom reste dans l’histoire pour cela que comme celui d’un des piliers du système qui aura causé le plus gros désastre de l’histoire de l’humanité. Je préfère que mes enfants portent le nom du militant pacifique que je compte devenir plutôt que de celui d’un publicitaire — je dis « pacifiste » car il me semble désormais clair que le maintien du système économique prédateur actuel mène tout simplement à une guerre civile mondiale, pour l’appropriation des ressources naturelles qui vont se faire de plus en plus rares, pour la domination sur les zones de territoire nécessaires à la survie des peuples.

Vous savez, le déclic — puisque c’est ça que vous me demandiez —, je crois qu’il est venu d’une manière toute bête : j’ai tapé mon nom dans Google. Je venais de passer quelques heures à lire les textes du site web de la campagne de José Bové et j’ai vu que les sites sur lesquels mon nom apparaît se nomment tous topmanagement.net, corporate-ir.net, groupehec.asso.fr, boursier.com, easybourse.com, figaroetudiant.com ou boursorama.com. Je dois bien admettre que j’ai eu honte.


Dernière édition par le 24/5/2007, 14:00, édité 1 fois
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Message  Admin 24/5/2007, 13:59

Pouvez-vous expliquer en quoi vous considérez que votre métier vous rend complice du « crime » que vous dénoncez ?

D’abord, précisons que le crime dont je parle ne peut être aujourd’hui qualifié comme tel que sur un plan moral. Mais le droit suivra et je mets ma main à couper que d’ici 2050 au plus tard, le crime contre l’humanité de génocide par atteinte massive au climat, entre autres, sera reconnu dans le droit international. Et appliqué avec la dernière rigueur.

Mais donc, pour répondre à votre question, il me semble clair que la publicité constitue l’un des bras armés du système de l’ultra-laisser-faire, peut-être est-ce même l’un des éléments centraux du système, un des éléments qui lui permettent de se maintenir en place. C’est ce qui justifie et incite à la surconsommation, c’est aussi un moyen commode d’acheter des élus ou des médias, c’est une véritable gangrène.

Mais, donc, M. Decaux, après toutes ces déclarations tonitruantes, que comptez-vous faire concrètement ?

Vous avez raison, c’est la question centrale. Et croyez-moi ce n’est pas facile. Je suis véritablement pris jusqu’au cou dans le réseau que j’ai tissé, j’en suis très largement dépendant. Certains actionnaires de la boîte m’ont déjà menacé des pires rétorsions si je mettais mon projet à exécution, mais je n’en ai cure. De toute façon, s’ils me cherchent, ils me trouveront. Je peux révéler à la face du monde pas mal de leurs turpitudes. Tenez, dans votre pays, nous sommes poursuivis pour corruption |1|. Rien de très grave, notez ; un bon cabinet d’avocat nous arrangera le coup sans trop de difficultés. Mais sachez bien que ces quelques petites boursouflures qui émergent à la surface ne sont qu’une toute petite partie de la vérité. Ah ah ah, je tiens une vraie bombe entre les mains. Qu’ils y viennent et je lâcherai tout ! Bref, je dispose de quelques atouts, que je ne vais pas me priver d’utiliser. Mais, vous le comprendrez, je préfère ne pas en dire plus pour l’instant.

Mon principal problème, en fait, va être d’apprendre à vivre par moi-même. Vous savez, quand vous êtes PDG d’une grosse boîte, richissime et surpuissant, vous êtes une sorte de grand bébé, totalement dépendant de votre personnel de maison, de votre chauffeur, de votre secrétaire. Je n’ai tout simplement jamais appris à faire la cuisine ou à repasser une chemise, je n’ai jamais du faire une vaisselle, ni mes courses au supermarché, je n’ai jamais passé un aspirateur, je circule la plupart du temps dans une voiture avec chauffeur, qui me dispense de trouver un parking, d’aller chez le garagiste ou de faire le plein. Et ainsi de suite. Je suis un handicapé social. Je pense que c’est là que vont se trouver pour moi l’essentiel des difficultés.

Mais, concernant la société JCDecaux, la première chose à faire, c’est de faire cesser la pollution aberrante que représentent nos publicités. Vous savez que rien que pour nos panneaux urbains, l’équivalent de plusieurs grosses centrales électriques tournent en permanence. Alors qu’on doit absolument économiser l’énergie, c’est un comportement dont l’irresponsabilité me choque. J’ai donc donné l’ordre de cesser de consommer de l’électricité pour illuminer nos publicités. Cela dit, notre directeur de la clientèle, soutenu par plusieurs clients et actionnaires importants de la société, m’a signifié qu’il s’opposerait à cette décision qui viole plusieurs clauses des contrats que nous avons signés. Actuellement, le management refuse d’appliquer mes ordres, en estimant qu’il en va de la survie de la société elle-même. J’ignore quel résultat va donner ce bras de fer ; ça devrait se résoudre dans les prochains jours.

Quoi qu’il en soit, ce raisonnement concernant l’électricité est généralisable. La plupart des ressources que nous utilisons sont en fait du gaspillage, depuis les véhicules de la société jusqu’au travail même de nos employés, qui est complètement aliénant pour eux et totalement inutile pour la communauté des humains. Bref, la seule chose cohérente, c’est de démanteler l’entreprise, faire cesser son activité burlesque et tragique. Mes proches me pressent d’au moins la revendre, pour garantir avec ce capital notre appartenance à l’oligarchie, mais je m’y refuse. Ce ne serait pas cohérent. Il faut faire cesser le plus gros de l’activité publicitaire. Et le fait de ne plus appartenir au petit groupe des très privilégiés me rendra plus libre et plus sûr de moi, plus déterminé aussi puisque désormais mon avenir et celui des miens dépendront de la victoire du combat auquel je me rallie. J’ajoute — parce que les mots sont importants et que leur signification constitue l’un des principaux champs de bataille des luttes à venir — qu’avant de me lancer dans ce projet aventureux, je dois bien dire que je ne savais pas de quoi je parlais quand j’utilisais les mots « esprit d’entreprise ».

Et puis, je dois bien dire que je me sens plus libre. Vous vous rendez compte ce que devoir faire chaque jour ce job minable était devenu comme corvée ? Couvrir le monde de cette espèce de sous-merde sous-culturelle qu’est la publicité, être contraint par la logique du système de poursuivre en justice les quelques citoyens qui osent la contester. Ce n’est pas une vie.

Une dernière question, M. Decaux, votre société gère un gigantesque parc de mobilier urbain, dans des centaines de villes, partout dans le monde. Vous présentiez jusqu’il y a peu ce mobilier urbain comme un service d’utilité publique rempli par JC Decaux. Dans le même ordre d’idée, vous êtes occupé à lancer un système de vélos urbains gérés par votre société, qui est déjà opérationnel à Lyon sous le nom de Vélo’V ou à Bruxelles sous le nom de Cyclocity. Malgré les critiques acerbes des groupes antipub |2|, vous avez même obtenu le soutien d’élus écologistes pour ce projet. Maintenez-vous vos considérations sur l’utilité publique de ces diverses activités ?

Foutaises. D’abord, le coût de ce mobilier urbain est complètement démesuré. Remplir le même service en le faisant faire par des employés municipaux coûterait bien moins cher que ce que ça nous coûte, malgré le fait que les emplois municipaux sont généralement correctement payés alors que nous employons pas mal de précaires sur lesquels nous mettons énormément de pression. Et encore, je ne vous parle pas des marges bénéficiaires que nous faisons sur notre activité. Le truc, vous savez — tout le business d’une société comme la JCDecaux est là — c’est que personne ne se rend compte du fric incroyable que ça rapporte, la publicité ; on parle de milliers d’euros de chiffres d’affaire par an pour une seule sucette. Résultat : vu que ce chiffre est largement ignoré, on ne nous ennuie pas trop, souvent les élus se contentent même du fait que nous mettions quelques abris d’autobus ici et là, éventuellement quelques chiottes publiques que de toute façon personne n’utilisera parce qu’elles seront dégueulasses en permanence, et, en échange, nous laissent faire tout ce qu’on veut, mettre des pubs partout. Un filon, je vous dis.

Un autre élément, c’est qu’en nous déléguant la gestion de certains services, les conseils municipaux nous laissent généralement toute latitude pour opérer comme nous le voulons. De facto, ça empêche — ou selon le point de vue, ça évite — que les citoyens puissent s’emparer trop facilement de ces questions. Par conséquent, nos installations sont souvent inadaptées, mais la JCDecaux s’en fout complètement : elle gagne autant d’argent en mettant un abri d’autobus là où il est utile ou là où il ne sert à rien. Bien sûr, il y a des cahiers des charges, des commissions consultatives dans certains cas, mais, croyez-moi, il n’est pas très compliqué de noyer les gens trop curieux sous la paperasse.

Non, ce mobilier urbain, c’est seulement la sucette, si je puis dire, pour que les pouvoirs publics ne la ramènent pas trop. Pour les vélos, c’est le même principe : grosse offensive de com’ pour soutenir le produit, débauche technologique pour taper dans l’oeil des décideurs qui aiment toujours bien ça, être à la pointe du progrès, chantage basé sur les contrats déjà signés, et en général ça suffit. Mais une fois qu’ils ont signé, nous, on peut rapidement arriver en prétendant que nos coûts sont plus importants que prévu et dire qu’on va mettre des publicités en plus dans la ville ou retirer le système de vélos. Évidemment, les élus nous laissent mettre nos pubs, tranquillement.

Dans tout ça, que les vélos soient inadaptés aux usages des gens qui les utiliseront, que ces vélos soient un véritable outil de surveillance nous permettant de connaître très très bien les habitudes de certains publics-cibles et, d’ici quelques années, d’en tirer de juteux profits, que ces vélos soient un nouveau support publicitaire que nous utiliserons à la première occasion, il n’y a guère de monde pour s’en rendre compte ou s’en préoccuper, si ce n’est des gens comme vous qui, il faut bien le dire, n’affectent que très marginalement le système et que les hommes politiques méprisent généralement,... je ne sais pas trop bien pourquoi.

Ce qui est amusant avec les vélos, c’est qu’il serait possible de faire quelque chose de très convaincant comme système de vélos partagés, de vélos urbains, un système qui serait basé sur la récupération de vieux vélos et la retape à moindre coûts plutôt que par la gestion de vélos à plusieurs milliers d’euros la pièce, comme nous le faisons. Il suffirait de se baser sur le réseau associatif existant, en soutenant les initiatives diverses et non marchandes, en filant ici et là quelques emplois pour développer le truc, en créant des ateliers de réparation où les gens pourraient trouver un coup de main, des pièces détachées pas cher, etc. Mais ça ne se développera sans doute pas avant longtemps, hors quelques exceptions. C’est juste une question d’idéologie : les maires craignent de se faire cataloguer comme gauchistes, alors ils préfèrent souvent recourir à un service commercial très lourd comme le nôtre plutôt que de prendre des initiatives simples et de bon sens.

Le point vraiment critique aussi, c’est que recourir à la pub, c’est une manière d’augmenter le budget sans augmenter les taxes, ce qui est vraiment très important parce que les consommateurs qui sont aussi les électeurs sont complètement lobotomisés pour détester les taxes. C’est une fois encore une question de nature strictement idéologique. Pour un même service, ils préféreront dépenser cinq fois le prix via la taxe indirecte que représente la publicité — qu’ils paient tout autant que les taxes publiques, via une augmentation du prix de la consommation, mais sans avoir le moindre mot à dire sur la répartition de cette « taxe » —, voir gaspiller cet argent dans plein de bêtises et n’en revoir qu’une petite partie revenir sous forme de pseudo-services publics comme nous en faisons plutôt que de mutualiser via l’impôt le seul argent qui serait nécessaire pour créer le service souhaité. Tout ça est complètement irrationnel. Et je trouve ça fascinant.

Bref, comme vous voyez, il y a du boulot.

Propos (presque) recueillis par François Schreuer, envoyé spécial à Neuilly-sur-Seine (France).

Le personnage de Jean-Christophe Decaux est fictif. Toute ressemblance avec des faits et des personnages réellement existant est cependant parfaitement voulue et assumée.
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